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« La social-démocratie doit se renouveler, c’est une course contre le temps »
Le Soir. DAVID COPPI
Le socialisme et la social-démocratie se traînent en Europe. Un passage à vide qui donne le vertige à gauche. Ancienne ministre au Portugal, présidente de la Fondation européenne d’études progressistes, Maria João Rodrigues recadre. Social-démo, stop ou encore ? Encore…
Rue Montoyer, à Bruxelles, au siège de la Fondation européenne d’études progressistes (un peu l’Institut Emile Vandervelde à l’échelle de l’Union) qu’elle préside, Maria João Rodrigues mesure
avec nous l’ampleur de la crise de la social-démocratie européenne. Stop ou encore ? Encore…
Dans votre pays, le parti socialiste est au pouvoir et gouverne en alliance à gauche. Tout ça en
pleine crise de la social-démocratie européenne. Le Portugal est l’exception…
… Une minorité. Car les sociaux-démocrates sont présents au pouvoir dans plusieurs pays, à
l’est, au nord, au sud de l’Europe, et n’oubliez pas la coalition en Allemagne… Mais, oui, on a
perdu des positions.
La chute du PS en France a été interprétée comme le signe d’un affaissement global et structurel
de la social-démocratie européenne.
Je sais, mais je n’ai pas cette lecture. Le cas français ne peut pas être généralisé. L’émergence
de Macron a été rendue possible par la spécificité du mode de scrutin en France, et le blocage
interne au PS français a été décisif. Que s’est -il passé ? François Hollande, vu les conditions
dans lesquelles s’est déroulé son mandat, n’a pas entrepris un agenda socialiste, alors que c’est
ce qu’on attendait de lui. Cela tient notamment aux attaques terroristes, qui ont bouleversé le
calendrier, et au fait que le parti socialiste était gravement divisé en interne, ce qui l’a pénalisé
dans l’opinion publique et, plus largement, a bloqué son évolution, son renouvellement. Lequel
est en cours dans d’autres partis socialistes en Europe – je m’attache à cela comme présidente
de la FEPS…
Selon vous, on n’assiste pas à la fin d’un « cycle historique », qui avait commencé il y a un siècle,
et avait vu la social-démocratie tenir longtemps un rôle central en Europe.
Non. Le socialisme démocratique a connu plusieurs phases, et nous arrivons à la fin d’une
séquence, ça, oui. Maintenant, il faut se renouveler. Rapidement. Et sur plusieurs fronts. Si je
devais synthétiser, je dirais que le premier a trait à la façon dont nous mettons à l’avant-plan nos
valeurs de référence. Quid de la liberté sous la domination d’internet ? Quid de la justice sociale
et l’égalité à l’heure du défi climatique, de la gestion des ressources énergétiques, de la solidarité
entre les générations ? Là, je ressors le concept de « développement durable », qui redevient clé
pour mettre en oeuvre nos valeurs historiques. Lesquelles restent d’actualité, mais il faut réfléchir
à la façon de les appliquer.
Deuxième front de renouvellement : nos propositions sur le plan socio-économique. Prenez les
plates-formes online, opérant dans la plupart des secteurs désormais, cela concernera des
millions de personnes : comme progressistes, nous sommes favorables à la création d’emplois,
au progrès, mais nous voulons aussi que ces plates-formes aient une « responsabilité » par
rapport à leurs travailleurs.
Concrètement ?
Toutes les personnes travaillant dans les plateformes online doivent avoir un contrat de travail
transparent, un salaire correct, et un accès direct et entier au système de sécurité sociale. Si on
n’inverse pas la tendance, des millions de gens ne contribueront plus à la Sécu, ça brisera le
système. Le Welfare a été une conquête essentiellement social-démocrate au siècle dernier,
nous voulons maintenant un Welfare pour le XXIème siècle. Prenez aussi la mobilité des
travailleurs… Bien, mais dans ce cas, les droits sociaux doivent être « transportables ». Certains
– sous Hollande – ont appelé cela le « compte personnel d’activité ». La logique est de «
transporter » sa Sécu de séquence en séquence professionnelle. On accumule des droits, on ne
les perd jamais. Nous travaillons aux modalités.
Mais, au fond, la société ne va-t-elle pas plus vite ? N’est-ce pas… trop tard ?
C’est une course contre le temps, c’est vrai – n’en a-t-il pas toujours été comme cela pour la
social-démocratie ? Au Parlement européen, nous sommes porteurs sans attendre d’une
proposition visant à changer la loi européenne qui encadre les contrats de travail, selon laquelle,
dans tous les cas, deux choses sont exigées : un contrat écrit, et l’accès plein et entier à la
Sécurité sociale.
Cela étant, sans rapport de force politique favorable, tout cela restera dans les tiroirs.
Aujourd’hui, la famille conservatrice domine en Europe, elle occupe les postes clés, il faut la
désigner clairement comme la responsable, c’est elle qui nous fait plonger. En face, un acteur
resurgit des ombres de l’histoire européenne, l’acteur nationaliste, qui dit : l’Union ne fonctionne
pas, on veut protéger les gens, pour cela il faut retourner aux frontières nationales… La famille
conservatrice a poussé l’Europe vers des situations socialement insoutenables. La famille
nationaliste répand une recette erronée et rétrograde pour en sortir.
Admettons, sauf que la famille social-démocrate est désignée comme « responsable » elle aussi,
car elle a « laissé faire », on pense aux années Blair et Schröder où elle trônait en Europe.
Comment croire que ce ne sera plus le cas ?
Dans les années nonante, ce que l’on a appelé la « troisième voie », de Blair, de Schröder, a eu
le mérite de dire : le monde change, nous devons interagir avec la mondialisation. Mais elle a
complètement sous-estimé le besoin de réguler les marchés, à commencer par le marché
financier et le marché du travail. Or, la régulation, c’est la fonction des socialistes. Ajoutez que la
troisième voie n’avait pas de dimension européenne. Non, repartons du socialisme, de la socialdémocratie,
avec un programme politique exigeant, notamment pour réguler les marchés
financiers et le marché du travail, et d’un agenda européen.
Vous évoquiez l’émergence des « populistes » en Europe. N’est-ce pas une erreur de les
qualifier ainsi… Ce qui leur donne un beau rôle, proche du « peuple » soi-disant…
Je partage. C’est un courant xénophobe, réactionnaire, nationaliste. Cela dit, je soutiens qu’il faut
toujours écouter les gens et les problèmes qu’ils ressentent, sans tabou. Les problèmes
économiques et sociaux, mais aussi ce qui concerne l’identité. Il y a un malaise autour de cela.
Qui s’est accentué avec la « crise » des réfugiés et de la migration. On ne doit pas refouler, être
dans le déni. Nous préconisons une réponse de large échelle, complexe mais réelle, positive. Il
est très important de travailler avec les pays d’origine pour les stabiliser et les développer. Nous
avons besoin d’un grand « partnership » avec l’Afrique. Et pour la gestion des flux migratoires,
nous devons projeter une frontière européenne gérée de façon collective. Dans tout cela,
l’Europe doit maintenir totalement son devoir de protection vis-à-vis des populations qui
cherchent un refuge. L’accueil et l’intégration, il ne faut pas reculer là-dessus. Il faudrait une sorte
de new deal européen organisant, à la fois, la solidarité dans l’accueil des migrants, la relance
économique, et la création d’emplois, en même temps.
Dans plusieurs pays en Europe, la social-démocratie est débordée sur sa gauche… Cela vous
inquiète ? L’alliance à gauche, comme au Portugal, est-elle la panacée ?
Au Portugal, on n’a pas un gouvernement de front de gauche, mais un gouvernement socialiste
qui a construit une alliance parlementaire… Ce que je veux dire, c’est que la première chose à
faire pour affirmer l’identité socialiste, ce n’est pas de préconiser une alliance avec les partis de
gauche, mais c’est d’être de gauche, soi-même, de façon évidente, point à la ligne. Après
seulement, on discute des alliances. Notre vocation est de prendre le leadership des forces
progressistes européennes. Sans cela, il n’y aura rien de déterminant, rien qui puisse peser
réellement.